CHAPITRE TROIS

 

 

Le matin suivant, après la grand-messe, la charrette prit la route de Ramsey. Herluin confia le coffre à la garde de Nicol. Bien que l’un des religieux de l’abbaye de Shrewsbury dût les accompagner, Herluin n’était pas fâché qu’un maître charpentier et deux maçons du Shropshire, en quête de travail, se joignent au convoi ; leur présence était rassurante. Sur la charrette le bois était bien attaché, et les quatre chevaux, qui avaient passé une nuit paisible à l’abri des eaux, dans les écuries du champ de foire aux chevaux, étaient prêts à se mettre en route.

Ils se dirigeraient vers l’est, en sortant de Saint-Gilles, et une fois les noues et le pont d’Atcham passés, le convoi s’éloignerait des méandres du fleuve et continuerait sur de bonnes routes, larges et très fréquentées. Quand religieux et bêtes se rapprocheraient de Ramsey, ils auraient peut-être l’occasion de se réjouir d’avoir avec eux trois solides gaillards du Shropshire qui n’étaient pas manchots, si par malheur ils croisaient les coupe-jarrets de Geoffroi de Mandeville qui, depuis la mort de leur chef, s’étaient égaillés dans la nature.

Le chariot s’éloigna bruyamment le long de la Première Enceinte. Ils n’arriveraient pas avant plusieurs jours, mais au moins leur voyage les conduirait loin des routes détrempées des montagnes galloises.

Environ une heure ou deux plus tard, le sous-prieur Herluin, suivi de Tutilo et du troisième serviteur laïc, partit à son tour et tourna vers le sud-est à Saint-Gilles. Peut-être ne lui était-il pas venu à l’idée que les crues, qu’il était si heureux de laisser derrière lui, se maintiendraient en aval, pour le rattraper triomphalement à Worcester. La vitesse des eaux en période d’inondation était quasiment impossible à prévoir, certains hivers. Qui sait si elles ne l’auraient pas dépassé quand il atteindrait les prairies en contrebas de la ville.

Quant à Rémy de Pertuis, rien n’indiquait qu’il comptât bouger. Même les salles basses où se retrouvaient les occupants de l’hôtellerie restaient fort agréables, car elles se situaient au-dessus d’une salle voûtée de belle taille et on y accédait par une volée de marches de pierre. Il avait donc toute latitude pour se soigner la gorge dans une chaleur et un confort relatifs. Selon Bénézet, son valet, qui avait la charge des chevaux et pataugeait quotidiennement dans la cour pour se rendre au champ de foire et s’occuper d’eux, la meilleure monture de Rémy boitait toujours. Dans la cour des écuries, on avait de l’eau jusqu’aux genoux, situation qui était susceptible de se prolonger plusieurs jours. Bénézet conseillait d’attendre ici encore un peu et son maître, pensant apparemment aux problèmes qui l’attendaient sur la route de Chester, en direction du nord, avec la hauteur de la Severn et les caprices de la Dee, n’élevait aucune objection. Il était au sec, au chaud, rien ne le menaçait. La pluie semblait s’éloigner. A l’ouest, l’horizon se dégageait, seules une ou deux averses troublaient à l’occasion le calme monotone de la routine des jours.

 

En dépit des difficultés, la communauté respectait rigoureusement l’horarium. Le chœur était tout juste au-dessus du niveau des eaux ; on ne pouvait l’atteindre à pied sec que par l’escalier de nuit, à partir du dortoir ; le sol de la salle capitulaire avait été à peine recouvert les deux premiers jours, et le troisième, on distinguait encore de longues marques noires entre les dalles. C’était le premier signe montrant que le fleuve avait repris son calme et emportait au loin ses eaux gonflées par les pluies d’hiver. Il fallut encore deux jours pour qu’on se rende compte que les eaux regagnaient lentement leur lit, laissant derrière elles une traînée de débris. Le bief du moulin baissa lentement, emportant avec lui de la terre et des feuilles arrachées aux jardins qu’il avait envahis. Le cours de la Severn diminua également, libérant sur ses berges les petites maisons et les cabanes de pêcheurs, les hangars à bateaux, tout souillés de boue et couverts de branches et de buissons, comme des dépouilles.

En l’espace d’une semaine, les deux cours d’eau, encore très hauts, avaient retrouvé leur lit et commençaient à reprendre leur niveau habituel. L’inondation, à en juger par la marque qu’elle avait laissée, n’avait pas dépassé la seconde marche de l’autel de sainte Winifred.

— Il n’y a jamais eu besoin de la déplacer, constata le prieur Robert avec un hochement de tête au vu de cette preuve. Notre foi a manqué de force. Il est patent qu’elle est on ne peut plus capable de veiller sur elle-même et sur ses brebis. Elle n’a eu qu’à commander, et voilà, les eaux lui ont obéi.

Il n’empêche qu’une demeure humide, froide, poisseuse, n’était pas idéale pour abriter une sainte. Tout le monde s’attela à la tâche sans rechigner. On balaya, cira, épongea avec ardeur les mares laissées dans les interstices séparant les dalles rouges du sol. On apporta trois torchères en pierre dans la nef, on remplit leurs coupes d’huile et on les laissa sécher l’humidité ambiante et réchauffer l’atmosphère. Des essences florales ajoutées à l’huile combattirent vaillamment l’odeur fétide de la rivière. Les salles voûtées, les magasins et les écuries avaient aussi besoin qu’on les nettoie, mais la priorité des priorités, c’était l’église. Quand elle serait de nouveau prête à leur ouvrir ses bras, on songerait à lui restituer tous ses trésors.

L’abbé Radulphe marqua la purification de ce lieu consacré par une messe d’action de grâces. Après quoi on commença à redescendre de leurs hauteurs les décorations d’autel, les coffres de vêtements, les chandeliers polis à neuf, les tentures et les reliquaires de moindre importance. Il paraissait évident à tous qu’il fallait que l’endroit soit absolument impeccable, avant que ce qui constituait le titre de gloire de l’abbaye ne retrouve – au cours d’une cérémonie officielle – la place d’honneur qui lui était due, maintenant que tout avait été briqué et nettoyé.

— Et à présent, s’exclama joyeusement le prieur, se redressant de toute sa taille, ramenons sainte Winifred sur son autel ! Comme personne ne l’ignore ici, on l’a conduite dans la petite pièce au-dessus du porche nord.

L’exiguïté de la porte, au coin du porche, et l’escalier en spirale à l’intérieur compliquaient singulièrement le transport d’un cercueil même de dimensions réduites. Ces lieux étaient toutefois restés dégagés lors de la période la plus critique de l’inondation, et la châsse avait été soigneusement enveloppée pour la protéger des dangers durant le transport.

— Allons ! s’écria Robert. Marchons pleins de joie et de dévotion. Rapportons-la pour qu’elle puisse continuer à remplir sa mission et étendre sa bénédiction sur nous.

Il ne peut pas s’empêcher de la considérer comme sa propriété, songea Cadfael en suivant, résigné, le mouvement, parce qu’il croit dur comme fer – non, là, je ne suis pas honnête envers lui, mon Dieu, il ne croit pas, il sait, même s’il se trompe – que c’est lui qui l’a ramenée ici. Dieu veuille qu’il ne découvre jamais la vérité, à savoir qu’elle est restée chez elle, bien tranquille ; et si elle le laisse se glorifier de son exploit, il ne faut voir là que la bonté d’une jeune fille envers l’idiot du village.

Cynric, le sacristain du père Boniface, curé de la paroisse, avait abandonné son petit logement au-dessus du porche pour qu’on puisse y abriter les trésors de l’église pendant la période de crue. Il ne tarderait pas à en reprendre possession. C’était un homme grand, maigre, tranquille, avec un visage de carême. Les mortels ordinaires le redoutaient, mais les innocents l’acceptaient pour l’un des leurs et les enfants de la Première Enceinte et les chiens, leurs inséparables compagnons, venaient à lui en pleine confiance, et restaient à bavarder avec lui, tout heureux, assis sur les marches, pendant la belle saison. Il n’y avait plus, dans sa chambrette, qu’une ultime occupante, la plus précieuse. On vint, fort respectueusement, prendre livraison du reliquaire soigneusement enveloppé avant de le descendre, avec toutes les précautions d’usage, le long de l’étroit escalier en colimaçon.

Dans la nef, on avait disposé des tréteaux pour l’y déposer pendant qu’on enlevait les couvertures dont on s’était servi afin de ne pas abîmer la châsse. On les déroula l’une après l’autre et on les mit de côté. Pendant cette opération, Cadfael, qui observait la scène, eut l’impression que l’objet précieusement emmailloté diminuait en prenant une forme trop raide, géométrique, pour correspondre à l’image qu’il gardait dévotement dans son esprit. Toutefois l’enveloppe dernière était encore volumineuse au point de dissimuler la délicatesse du travail qu’il connaissait si bien. D’un geste cérémonieux, plein de respect, le prieur tendit la main pour s’emparer de la couverture qui restait et l’écarta, découvrant ce qui se trouvait dessous.

Il poussa un cri étouffé qui eut un effet saisissant venant d’un si respectable organe, même s’il était relativement discret. Titubant sous le choc, il recula d’un grand pas puis, tout aussi brusquement, il avança et arracha la couverture en sorte que tous puissent se rendre compte de l’aspect inexplicable, blasphématoire, de la réalité. L’objet qu’on avait si délicatement manipulé, pour le descendre de la pièce où on l’avait mis en sûreté, ne ressemblait en rien au reliquaire d’argent de sainte Winifred : c’était un vulgaire morceau de bois plus petit, plus court, que la châsse qu’il était censé représenter et suffisamment léger pour qu’un seul homme puisse le transporter : une grosse bûche bien sèche qui avait échappé à l’inondation.

Tant de soins et de révérence en vain ! De sainte Winifred en revanche, on ne savait qu’une chose : elle ne se trouvait pas là où elle aurait dû être, et quant à savoir où elle était en vérité, c’était une autre histoire !

 

Après un moment de silence hébété, et stupéfait, les langues se mirent à aller bon train, attirant sur les lieux ceux qui avaient entendu le cri étranglé du prieur, et qui, laissant tout sur place, venaient voir ce qui se passait. Robert, vivante statue de la catastrophe, continuait à étreindre la couverture, comme cloué au sol. Pour une fois dans l’incapacité d’articuler un traître mot, l’ecclésiastique posait sur l’objet du délit un regard flamboyant. Ce fut son éminence grise qui se chargea de protester à sa place, le libérant ainsi de son fardeau d’indignation.

— C’est une erreur, une terrible erreur, balbutia frère Jérôme, se tordant les mains. Dans la confusion… L’obscurité était tombée avant que nous ayons terminé… Quelqu’un aura probablement confondu et emporté la châsse ailleurs. Nous allons la retrouver dans un des greniers…

— Ah oui ? Et ça ? demanda le prieur d’un ton glacial, pointant un doigt vengeur vers ce qu’ils avaient sous les yeux. Enveloppé aussi soigneusement que le reliquaire ? Une erreur ! Voyons, une erreur humaine n’a rien à voir là-dedans ! On a voulu nous tromper délibérément et on a mis ça à la place de sainte Winifred pour que nous ne nous rendions compte de rien ! Et maintenant… où est-elle ?

Quelque chose dans l’air, une inquiétude qui se répandait mystérieusement, fit qu’en quelques minutes la grande cour se remplit de spectateurs bouche bée. Des religieux qu’on avait envoyés nettoyer les cours de l’étable et des écuries, des hôtes, l’oreille tendue, sortaient de leur chambre, ainsi qu’un ou deux écoliers, dévorés de curiosité, l’œil rond, que frère Paul reconduisit à leurs chères études avec un manque d’indulgence dont il n’était pas coutumier.

— Qui l’a eue entre les mains le dernier ? questionna frère Cadfael avec bon sens. Il a fallu être plusieurs pour la porter chez Cynric. Qui, parmi ceux qui sont présents ?

Frère Rhunn fendit la presse des curieux et des religieux effarés. C’était le plus jeune d’entre eux, le protégé de la petite sainte et son plus dévoué serviteur, ce que nul n’ignorait ici.

— C’est moi qui ai emballé le reliquaire avec frère Urien mais, hélas, trois fois hélas, je n’étais pas présent quand on l’a déménagé.

Une haute silhouette qui dominait nettement celles des autres moines s’approcha, s’efforçant de voir ce qui causait ce désordre.

— Ce ne serait pas ce qui était sur l’autel, par hasard ? demanda Bénézet, qui se fraya un chemin pour venir encore plus près. Le reliquaire, la châsse de la sainte ? Et c’est ça qu’on trouve à sa place, maintenant…? J’ai aidé à transporter la sainte jusque dans la chambre du marguillier. C’est un des derniers objets qu’on a emportés, tard dans la soirée. J’étais là, à donner un coup de main, et l’un d’entre vous – j’ai entendu qu’il se nommait frère Matthieu – m’a appelé, car il avait besoin d’aide. Je suis venu. On l’a monté à l’étage et on l’a mis à l’abri. Il vous le confirmera, affirma-t-il, très sûr de lui, avec un coup d’œil à la ronde, mais frère Matthieu, le cellérier, n’était pas là pour corroborer ses dires. Et ce bout de bois, c’est pour ça qu’on s’est donné tant de mal ?

— Regardez la couverture ! lança frère Cadfael, se dépêchant de la déployer toute grande sous les yeux de l’homme. Regardez-la attentivement. Quand vous avez hissé votre chargement, vous l’avez bien vue ? Était-ce la même ?

Il s’agissait d’un lainage gallois régulièrement décoré de fleurs à quatre pétales d’un bleu sombre, grossièrement dessinées. Il y en avait certes beaucoup à pénétrer en Angleterre depuis le marché de Shrewsbury. Mais cette couverture, bien qu’un peu usée par endroits, était du bon tissage de qualité, cousue aux bords avec du chanvre.

— Assurément ! répondit Bénézet sans l’ombre d’une hésitation.

— Vous en êtes sûr ? Il était tard dans la soirée, comme vous venez de le rappeler vous-même. L’autel était-il encore éclairé ?

— Je vous dis que c’était la même ! s’exclama Bénézet, et dans sa bouche cette certitude évoquait l’envol d’une flèche. J’ai bien vu le tissage. C’est ça qu’on a soulevé et transporté, cette nuit-là, et comment vouliez-vous qu’on sache ce qu’il y avait à l’intérieur ?

Frère Rhunn poussa un petit cri pitoyable, qui tenait plus du sanglot que d’autre chose. Il s’approcha presque craintivement pour toucher, craignant d’avance ce que ses yeux verraient, mais disposé à clamer la vérité quelles qu’en soient les conséquences.

— Mais non ! Ce n’est pas le même tissu, protesta-t-il dans un murmure étouffé. Ce n’est pas là-dedans que nous avons enveloppé le reliquaire, plus tôt dans la journée, avant midi. On l’a laissé tout prêt sur l’autel, entouré d’une couverture ordinaire, avec dessus, une vieille nappe d’autel déchirée. Frère Richard nous a laissés la prendre car elle convenait pour une sainte. Bien qu’usée, c’était une belle pièce brodée avec beaucoup d’amour. C’était ça qui couvrait la sainte et pas du tout cette couverture-ci. Ce que cet homme de bien a emporté dans la pièce réservée à sainte Winifred n’était pas notre douce patronne, mais cette souche, cette odieuse plaisanterie. Où est notre sainte, père prieur ? Qu’est-il advenu de sainte Winifred ?

Le prieur Robert adressa autour de lui un regard de commandement, qui tomba tout à la fois sur l’objet dérisoire que l’on venait de découvrir, sur les religieux frappés de stupeur et sur frère Rhunn, privé de sa protectrice, qui brûlait d’un feu inquisiteur. Le bon frère, à qui Winifred avait rendu grâce, souplesse et beauté, n’aurait de cesse qu’on l’ait retrouvée et, dans l’intervalle, ne laisserait aucun repos à ses supérieurs.

— Il faut tout laisser en l’état, lança Robert d’un ton comminatoire. Que tout le monde se retire, sans exception. Et plus un mot, plus un geste, avant que le père abbé n’ait été prévenu, car c’est de lui maintenant que dépend cette affaire.

 

— Aucune chance qu’il s’agisse d’une simple erreur, déclara Cadfael, péremptoire, dans le parloir de l’abbé, cet après-midi-là. Frère Matthieu est aussi affirmatif que Bénézet sur ce qu’ils avaient entre les mains, ou du moins sur le motif de la couverture qu’il y avait dessus. Rien ne permet de penser que quelqu’un ait touché au tissu de protection. La substitution s’est faite sur l’autel. On a emporté le paquet en toute bonne foi, et on ne peut rien reprocher à ceux qui y ont participé.

— Je suis d’accord, dit Radulphe. Ce jeune homme a proposé son aide par pure bonté d’âme et nous lui devons des remerciements. Mais comment cela a-t-il pu arriver ? Qui pouvait souhaiter une chose pareille ? Et à supposer que quelqu’un en soit capable, comment a-t-il pu s’y prendre ? Réfléchissons un peu, frère Cadfael ! Il y avait une inondation ; tout le monde était sur le qui-vive dans la journée, mais on avait bon espoir d’y échapper. Les hommes se préparent souvent à affronter une menace soudaine, inconnue, mais ils n’y croient pas vraiment, tant que rien ne s’est déclenché. Et voilà qu’elle nous est tombée dessus la nuit. Peut-on affronter le péril dans le calme et la foi, comme c’est souhaitable ? Dans l’obscurité et la confusion, les âmes faibles sont susceptibles de perdre la tête. Ne peut-on vraiment pas envisager l’éventualité d’une erreur, ou d’une plaisanterie cruelle et stupide ?

— Stupide ? Pas si stupide que ça ! objecta fermement Cadfael : on a déguisé la souche – intentionnellement – pour lui donner l’aspect et le poids du reliquaire. Il y a un but dans tout cela ! Humilier notre maison, peut-être. Oui, c’est possible, mais du diable si je vois une raison à cela. Qui pourrait donc nous en vouloir à ce point ! Mais qu’il y ait un but là-dessous, cela ne fait aucun doute.

Ils étaient restés seuls depuis le moment où Cadfael était venu confirmer les déclarations de Bénézet par le témoignage de frère Matthieu, qui s’était chargé de la partie haute du reliquaire, quand les deux moines l’avaient monté à l’étage, et qui s’était d’ailleurs pris les doigts dans le chanvre de l’ourlet. Le prieur Robert avait ensuite raconté l’histoire à son supérieur, d’un ton passionné, avant de lui laisser débrouiller cette intrigue, avec un soulagement que Cadfael soupçonna d’être immense.

— Et cette souche ? questionna Radulphe, décidé à tout examiner en détail. Provenait-elle de Longner ?

— Il est venu de Longner une certaine quantité de bois prêt à être travaillé, mais pas de chêne. C’était plutôt du bois de taille. Non, cette souche provient d’un arbre abattu il y a des années. Elle est tellement sèche qu’on a pu s’en servir pour donner le change, car elle a en gros le même poids que le reliquaire. Oh, il n’y a pas de mystère. A l’extrémité sud de la salle voûtée, sous le réfectoire, il y a quelques poutres qui sont restées des derniers travaux effectués sur les granges. J’ai vérifié. J’ai vu l’endroit où on l’a prise, la trace se remarque encore.

— On l’a enlevée donc récemment ? conclut vivement l’abbé.

— Précisément, père abbé.

— Il s’agit donc bien d’un acte délibéré, prononça lentement Radulphe. Soigneusement préparé, comme vous le pensiez. C’est difficile à croire, et cependant je ne vois pas comment cela aurait pu se produire par hasard, même selon le plus invraisemblable concours de circonstances. Bien, reprenons. Urien et Rhunn ont emballé le reliquaire avant midi. En fin de soirée, ce qui restait sur l’autel, prêt à partir, c’était ce bout de bois. Entre-temps, notre petite sainte avait disparu et on lui avait substitué cet objet. Mais pourquoi, grand Dieu ? Quel esprit tordu a bien pu concevoir cette idée ? Réfléchissons, Cadfael ! Pendant ces quelques jours où la crue menaçait, pratiquement personne n’est entré ou sorti de la clôture ; et en tout cas certainement pas en emportant quelque chose d’aussi volumineux que le reliquaire. On l’aurait remarqué, tout de même ! Non, le reliquaire doit être caché quelque part, ici même. En tout cas, avant d’aller voir ailleurs, nous allons fouiller chaque pouce carré de tous les bâtiments, sans exception aucune.

 

Les recherches pour retrouver sainte Winifred durèrent deux jours. On y consacra tous les moments libres, entre les offices, comme si l’honneur de ceux qui vivaient dans la clôture était en jeu, depuis qu’ils l’avaient perdue. Les occupants de l’hôtellerie, les amis fidèles de la paroisse de Sainte-Croix pataugèrent allègrement dans la boue pour se joindre aux rabatteurs. Même Rémy de Pertuis, oublieux de sa gorge malade, accompagna Bénézet sur le champ de foire et passa tout au peigne fin, des écuries au grenier, d’où l’on avait déjà rapporté les reliques de saint Élerius et autres objets précieux de moindre valeur. Il n’eût pas été convenable pour Daalny, étant donné son sexe, de se mêler aux religieux pendant la journée ; mais elle se chargea de vérifier, avec une attention sans défaut, le terrain autour de l’escalier de l’hôtellerie, tandis que les chasseurs passaient d’une porte à l’autre, depuis la cour de la grange jusqu’à celle de l’écurie ; depuis le dortoir, par l’escalier de jour, jusqu’à l’allée du cloître ; ressortant par le scriptorium après avoir inspecté l’infirmerie en détail, mais toujours en vain.

Tous ceux qui avaient donné un coup de main le soir de l’inondation, quand on avait eu vraiment besoin d’eux, racontèrent ce qu’ils savaient, et l’ensemble de leurs témoignages permit de rendre compte des mouvements précipités de la plupart des trésors contenus dans l’église, qui avaient maintenant regagné leur place attitrée – mais ils n’éclairèrent en rien le sort du reliquaire de sainte Winifred, dans sa nappe d’autel, entre midi et le soir du jour en question. A la fin du second jour, le prieur Robert en personne, drapé dans son indignation, dut baisser pavillon et se reconnaître battu.

— Elle n’est pas là, constata-t-il. Ni entre ces murs, ni ici, sur la Première Enceinte. Si on avait appris quelque chose la concernant, nous l’aurions su.

— Inutile de nous voiler la face, admit l’abbé d’une voix sombre. Il faut chercher ailleurs. Il ne saurait être question d’erreur ou de confusion. Il y a eu échange avec intention de nous tromper. Et cependant, qui a franchi les portes pendant ces quelques jours ? Personne, à l’exception de nos frères, Herluin et Tutilo, qui n’ont rien emporté, naturellement, que ce qu’ils avaient avec eux, en d’autres termes, le minimum indispensable au voyageur.

— Et le chariot qui est parti pour Ramsey ? rappela Cadfael.

Le silence tomba lourdement. Tous se regardèrent, pleins d’appréhension, supputant, mal à l’aise, les possibilités dangereuses qui s’ouvraient devant eux.

— Est-ce possible ? risqua le sous-prieur Richard, n’osant espérer. Dans l’obscurité, la confusion ? Un ordre mal compris ? On l’aurait mise dans la voiture par erreur ?

— Non, coupa Cadfael avec brusquerie, écartant d’emblée cette éventualité. Si on a déplacé la châsse de l’autel, c’était pour l’emporter dans un autre lieu, en toute connaissance de cause. Certes oui, la charrette est partie le lendemain matin et peut-être a-t-elle emmené Winifred. Mais vraisemblablement pas par hasard, ni par erreur.

— Mais alors ! C’est un vol ! Un sacrilège ! clama Robert. C’est une offense aux lois divines et à celles du royaume, qu’il faut réprimer avec la dernière rigueur !

— Avant d’aller jusque-là, reprit Radulphe, levant une main apaisante, il faut interroger tous ceux qui étaient présents ce jour-là et qui ont peut-être quelque chose à ajouter à leur premier témoignage. Il nous reste encore du pain sur la planche. Le sous-prieur Herluin et frère Tutilo étaient alors avec nous. Pour autant que je sache, frère Tutilo a aidé au transport de ce qui se trouvait sur l’autel jusque tard dans la soirée. N’y a-t-il eu personne d’autre à venir nous donner la main ? Nous devons parler à tous les hommes qui, de près ou de loin, étaient présents, avant de crier au loup.

— Les voituriers d’Odon Blount sont venus avec le bois, avança frère Richard. Ils ont abandonné leur chargement pour venir nous aider jusqu’à ce que tout soit terminé ; puis ils ont transféré le bois de la charrette de Longner à la nôtre. Ne devrions-nous pas les interroger aussi ? Il faisait noir, certes, mais ils ont peut-être remarqué quelque chose.

— Nous ne négligerons rien, le rassura l’abbé. Je sais que le père Herluin et frère Tutilo repasseront pour nous rendre nos chevaux, mais ce ne sera peut-être pas avant plusieurs jours, or le temps est précieux. Ils doivent être à Worcester, à l’heure qu’il est. Robert, vous voulez bien aller les voir sur place et entendre leur version des faits ?

— Très volontiers, répliqua Robert avec ferveur. Mais, père, s’il est prouvé sans l’ombre d’un doute que c’est bien un vol, ne faudrait-il pas nous en ouvrir au shérif, et voir s’il ne jugera pas bon de déléguer un de ses hommes pour venir avec moi ? En définitive tout ceci concernera peut-être autant la justice royale que nous et, pour vous citer, le temps est précieux.

— Vous avez raison, acquiesça Radulphe. Je parlerai à Hugh Beringar. Quant aux gens de Longner, nous enverrons l’un d’entre nous écouter ce qu’ils ont à déclarer.

— Avec votre permission, je m’en chargerai, intervint Cadfael, qui ne tenait pas du tout à voir n’importe qui, calqué sur le modèle du prieur, débarquer chez un être aussi honorable que Odon Blount et interroger toute la maisonnée d’un ton inquisiteur et soupçonneux.

— Excellente initiative, Cadfael. Vous en connaissez les occupants mieux que personne, ils vous répondront sans détour. Il faut qu’on retrouve sainte Winifred et on la retrouvera, prononça l’abbé, le visage tendu. Demain, Hugh Beringar sera informé de ce qui s’est produit et il prendra les choses en main à son gré.

 

Hugh sortit de son entretien avec l’abbé une demi-heure après la fin de prime.

— Eh bien, j’en apprends de belles ! commença-t-il, s’installant confortablement sur le banc appuyé au mur de l’atelier de Cadfael. Vous êtes dans un sacré pétrin, cette fois. Mais je voudrais quand même bien savoir comment vous vous êtes laissé voler votre sainte adorée ? Et comment réagirez-vous, mon ami, si quelqu’un, quelque part, décide de soulever le couvercle de cette ravissante châsse ?

— Il n’y a aucune raison à cela, répliqua Cadfael, sans trop y croire lui-même.

— Ah ! vraiment ? Et la curiosité humaine, que vous connaissez sûrement mieux que moi, ça existe, il me semble. Mettons que le reliquaire atterrisse dans un endroit où il est inconnu, où nul ne sait ce qu’il est ; l’ouvrir ne vous paraît pas la meilleure façon de savoir ce qu’il contient ? Vous seriez le premier à en rompre les sceaux !

— J’ai été le premier à rompre les sceaux, rétorqua Cadfael innocemment, car Hugh savait exactement ce qu’abritait le reliquaire de sainte Winifred. Et aussi le dernier, j’espère. Et puis je me demande si vous prenez la situation suffisamment au sérieux, Hugh.

— J’avoue avoir du mal à ne pas trouver cela cocasse, admit Hugh. Mais soyez tranquille, je préserverai vos secrets. A la vérité, ça m’intéresse. Tous les fauteurs de troubles de la région hibernant jusqu’au printemps, je peux me permettre la promenade jusqu’à Worcester. Même en compagnie de Robert, ça peut être distrayant. Je veillerai à défendre vos intérêts de mon mieux. Que pensez-vous de cette disparition ? S’est-on arrangé pour vous voler ou faut-il y voir un malheureux concours de circonstances lié à l’inondation ?

— Sûrement pas, affirma Cadfael, tournant le dos à la planche sur laquelle il fabriquait des emplâtres pour les estomacs fragiles, à l’infirmerie. Celui qui a concocté ce tour de passe-passe est capable de réfléchir ; de bien réfléchir, même. Il a préparé son coup de façon que la souche et la châsse puissent être mises à l’écart, et qu’on les oublie, pendant plusieurs jours, si possible ; et son calcul a été payant. Ce qui lui a permis de subtiliser notre bien d’une façon définitive. Non, corrigea-t-il, pas définitive, car on la retrouvera, mais peut-être pas dans l’immédiat.

De l’autre côté du brasero, Hugh le dévisagea avec une moue amusée et un pli oblique des sourcils qui rappelèrent à Cadfael l’époque de leur première rencontre. Face-à-face délicat car ni l’un ni l’autre ne savait s’il devait considérer son interlocuteur comme un ami ou un ennemi. Et pourtant, ils avaient été attirés l’un vers l’autre, gravement et malicieusement.

— Savez-vous, murmura Hugh, que vous parlez de votre reliquaire perdu – et c’est une attitude qui remonte déjà à plusieurs années – comme s’il contenait vraiment les restes de votre petite compatriote. Vous utilisez toujours le pronom « elle », et jamais « il », ce qui serait pourtant plus conforme à la vérité. Or, qui mieux que vous peut savoir qu’elle est restée dans son pays ? Croyez-vous qu’elle puisse être en deux endroits à la fois ?

— Jusqu’à un certain point, oui, je le crois, car elle a accompli des miracles chez nous. Elle a reposé trois jours dans ce cercueil. Pourquoi ne lui aurait-elle pas conféré le pouvoir de sa grâce ? Est-elle tellement soumise aux limites du temps et de l’espace ? Je vous assure, Hugh, je me demande parfois ce qu’on trouverait si on en soulevait le couvercle ? Même si je prie ardemment pour qu’on n’ait jamais à en arriver là ! reconnut Cadfael.

— Et je ne vous donne pas tort ! acquiesça Hugh. Vous imaginez le scandale ! Un individu quelconque se met dans l’idée de briser les sceaux que vous avez si bien réparés, il soulève le dessus, et qu’est-ce qu’il trouve, en lieu et place du squelette d’une sainte ? Un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, et en tenue d’Adam pour tout arranger ! Vous seriez dans de beaux draps !

Il se leva avec un petit rire inquiet, car cette possibilité n’était pas totalement à exclure et ne pourrait déboucher que sur une catastrophe.

— Bon, il faut que je me prépare. Le prieur veut se mettre en route dès qu’il aura dîné.

« Allez, ne vous inquiétez pas ! s’écria Hugh entourant chaleureusement les épaules de Cadfael au passage et le secouant comme un prunier, pour l’encourager. Sainte Winifred vous a toujours tout pardonné et elle saura veiller sur elle-même, sans compter que jusqu’à présent, vous avez su y faire pour vous garder vous-même.

— Le plus drôle, lança soudain Cadfael, alors que Hugh allait quitter la pièce, c’est que je suis presque aussi inquiet pour ce pauvre Colombanus.

— Ce pauvre Colombanus ! renvoya Hugh en écho. Décidément, Cadfael, vous ne cesserez jamais de me surprendre. Pauvre Colombanus ! C’est vraiment le terme qui convient ! Un voleur, un assassin, qui n’a pensé qu’à sa carrière et se fichait éperdument de Shrewsbury, et plus encore de Winifred !

— Je sais ! Mais en définitive, c’est lui qui a tout perdu, jusqu’à sa vie ! Et maintenant, le voilà privé du repos qu’il avait trouvé sur un autel tranquille, chez lui. On l’emmène Dieu sait où, dans un endroit qu’il ignore, où il ne connaît personne, ami ou ennemi. Et peut-être va-t-on attendre qu’il accomplisse des miracles qui ne sont pas en son pouvoir, murmura Cadfael, songeant au malheureux pécheur, avec un hochement de tête. Ce n’est pas si difficile d’avoir de la peine pour lui.

Dès la fin du repas de midi, Cadfael se rendit à Longner. Il y trouva le maître de céans dans sa forge, où il supervisait la fabrication d’une pièce d’attelage par son forgeron. Odon Blount était né pour administrer un domaine. Il était grand, blond, naïf, apparemment taillé pour le métier des armes, contrairement à son jeune frère, mais seuls lui importaient la terre, les récoltes et un bétail bien soigné. Il élèverait ses fils dans le même esprit et ils sauraient gérer le pays. Les cadets, eux, doivent s’assurer un avenir.

— Hein ! Vous avez perdu sainte Winifred ! s’exclama-t-il, bouche bée, quand il apprit la raison de la venue de Cadfael. Mais comment diable avez-vous pu la perdre ? Je vois mal quelqu’un la glisser dans sa poche, mine de rien, quand personne ne regarde. Et vous voulez parler à Grégoire et Lambert ? Vous ne pensez tout de même pas qu’ils ont quelque chose à voir là-dedans ? Même si leur chariot était sur le champ de foire aux chevaux ! On ne s’est pas plaint de mes hommes là-bas, j’espère ?

— Pas du tout ! le rassura Cadfael. Mais peut-être ont-ils vu par hasard quelque chose qui nous a échappé à tous. Ils nous ont donné un coup de main quand nous avons eu besoin d’eux et nous leur en sommes reconnaissants. Mais avant d’aller chercher ailleurs, au loin, autant regarder de plus près ici, afin de nous assurer qu’un idiot trop zélé n’a pas mis notre protectrice en sécurité quelque part, puis l’a oubliée. Nous avons interrogé tout le monde dans la clôture. Si on ne questionnait pas vos deux hommes, qui sait si on ne passerait pas à côté de la réponse ?

— Allez-y, ne vous gênez pas, répondit simplement Odon. Vous les trouverez aux écuries ou dans le hangar aux charrettes. J’espère qu’ils pourront vous aider, mais permettez-moi d’en douter. Ils ont amené le bois, ils l’ont chargé et ils sont rentrés. Grégoire m’a raconté ce qui s’était passé dans l’église, que l’eau était montée, mais c’est tout. Cela ne vous empêche pas d’essayer.

Confiant en son petit monde, Odon n’éprouvait pas la nécessité de surveiller ou d’écouter ce qui allait s’ensuivre et il retourna à son soufflet. Dans la forge on recommença à entendre le fracas du marteau, qui accompagna Cadfael jusqu’au battant grand ouvert de la remise.

Ils étaient à l’intérieur, affairés à conduire dans un coin un attelage léger en le tirant par les montants. Ils avaient encore sur eux la tiédeur du cheval dont ils venaient d’enlever le harnais. Ils étaient tous deux carrés d’épaules, musclés, avec le visage tanné de ceux qui vivent à l’extérieur en toute saison. Une bonne vingtaine d’années les séparaient, si bien qu’ils auraient pu être père et fils. La plupart des villageois du coin étaient liés à la terre par des liens de servitude, mais aussi par goût, et ils se mariaient en général dans un rayon de quelques milles. Il existait entre eux une connivence, une loyauté typique d’un clan. Du fait de leurs origines galloises, ils étaient petits, solides ; on sentait qu’ils vivraient vieux ; ils paraissaient très indépendants.

Ils l’accueillirent courtoisement, sans surprise. Cadfael était venu de temps à autre au cours des deux dernières années, à la satisfaction de tous. Mais quand il leur eut exposé l’objet de sa visite, ils hochèrent la tête, dubitatifs, et s’assirent sans hâte sur les brancards de la voiture pour réfléchir.

— On a amené le chariot là-bas, avant la tombée du soir, expliqua le plus âgé, les yeux plissés pour mieux se souvenir car il s’était écoulé une semaine depuis. Mais même à midi, on se serait cru en pleine nuit. On a commencé à transborder le chargement dans la charrette de l’abbaye et puis voilà que le sous-prieur apparaît entre les tombes, arrive à la porte, et nous demande de venir l’aider à mettre les objets de valeur au sec, car les eaux montent drôlement vite.

— Vous êtes sûr que c’était bien le sous-prieur ?

— Pour ça oui ; lui, je le connais, et puis on y voyait encore à ce moment. Demandez donc à Lambert. Bon, on y va et on s’y met, on porte tentures et coffres dans le grenier au-dessus de la grange, chez Cynric. A l’intérieur, il n’y avait pas beaucoup de lumière, croyez-moi, mais on voyait des religieux courir dans tous les sens. La moitié des lampes étaient à court d’huile, quand elles n’étaient pas soufflées par les courants d’air. Dès que la nef a semblé dégagée, on est retourné à notre bois.

— Aldhelm y est reparti, ajouta le petit Lambert qui jusqu’à présent s’était borné à opiner du bonnet pour confirmer le récit de son collègue.

— Aldhelm ? reprit Cadfael. Qui c’est, celui-là ?

— Un garçon qui est venu nous prêter main-forte, expliqua Grégoire. Il a un bout de terrain du côté de Preston et il s’occupe des moutons au manoir d’Upton.

Il lui restait donc encore une personne à voir avant de pouvoir considérer sa tâche comme terminée. Mais ce ne serait pas pour aujourd’hui, songea Cadfael, calculant le nombre d’heures qu’il avait devant lui.

— Cet Aldhelm, il est entré dans l’église et il en est sorti comme vous, puis il y est retourné au dernier moment ?

— Un de vos collègues l’a tiré par la manche et l’a ramené avec lui pour emporter quelque chose qui était resté, lâcha Grégoire, indifférent. Nous, on était déjà retournés à nos moutons ; tout ce que je sais, c’est que quelqu’un l’a appelé et il est reparti avec lui. Quand on s’est retrouvés près de la voiture de l’abbaye, il y était déjà, prêt à nous aider. Le moine, lui, avait regagné l’église, d’où il nous a souhaité la bonne nuit.

— Mais il était sorti jusqu’à la route avec votre bonhomme, insista Cadfael.

— C’est qu’on commençait à respirer plus librement. Tout ce qui craignait l’eau était suffisamment en hauteur, au sec, en attendant que le fleuve redescende. Oh, il était bien honnête, il nous a remerciés et donné sa bénédiction. Y a pas de mal à ça.

Non, effectivement, à condition cependant de n’être pas trop poli pour être honnête.

— Et vous n’auriez pas vu, par hasard, si à eux deux, ils n’auraient pas chargé quelque chose dans le chariot ? Avant que le moine vous ait donné sa bénédiction ? demanda Cadfael, mine de rien.

Les deux hommes se jetèrent un regard sombre et secouèrent la tête.

— On les a entendus, ça oui, mais pour le reste, nous étions trop occupés. Je vous le répète, quand on a rejoint la charrette, Aldhelm est arrivé pour nous aider et le religieux était déjà dans le cimetière. S’ils ont transporté quelque chose, moi, je ne l’ai pas vu.

— Ni moi, murmura Lambert.

— L’un d’entre vous pourrait-il mettre un nom sur le moine qui a appelé votre ami ?

— Non, répondirent-ils d’une seule voix. Et puis, vous savez, mon frère, on n’y voyait pas grand-chose, ajouta gentiment Grégoire. Quant à vos collègues, on n’en connaît pas beaucoup, seulement ceux avec qui on est en affaires.

Eh oui, bien sûr, seuls ceux qui vivent dans la clôture savent le nom de leurs camarades. A l’extérieur, ils sont anonymes. Dans un certain sens, c’est dommage.

— On y voyait si peu que vous ne pourriez pas le reconnaître même si vous l’aviez devant vous ? demanda Cadfael, dont c’était la dernière question. Rien ne vous a frappés dans son visage, sa silhouette, sa démarche, ou son attitude ? Rien de particulier ?

— Il avait le capuchon tiré sur la tête, pour se protéger de la pluie, répondit patiemment Grégoire, et c’était nuit noire. On n’a pas pu voir son visage.

Cadfael soupira et les remercia. Il s’apprêtait à rentrer par les champs détrempés quand Lambert, rompant le silence farouche qu’il avait observé jusqu’alors, lui lança :

— Aldhelm l’a peut-être vu, lui.

S’il voulait être rentré pour vêpres, Cadfael ne pouvait pas poursuivre son enquête. Le petit hameau de Preston était à peine à un mille de là, mais il y avait de fortes chances qu’Aldhelm garde ses moutons à Upton et non sur son petit lopin de terre. Cadfael devrait alors pousser jusque-là et attendre que le berger ravive ses souvenirs. C’était impossible. Cadfael longea les bois de Longner puis traversa la pente des collines qui dominait le fleuve, nettement plus bas à présent. On pourrait passer à gué, maintenant, mais on se crotterait jusqu’aux yeux. Il serait plus agréable, plus rapide aussi, de prendre le bac. Le passeur, plutôt du genre taciturne, le déposa sur la berge opposée, un peu plus rapidement qu’à l’ordinaire, ce qui lui permit de prendre son temps et de souffler. Il y avait une zone boisée, de ce côté, avant de rejoindre les venelles et cabanes de la Première Enceinte. A l’orée, les arbres assez clairsemés ne tardaient pas à se resserrer et le sentier devenait vite étroit. Il faudrait songer à l’élaguer pour le rendre accessible aux cavaliers. Même à cette heure, où le crépuscule n’était pas encore tombé, mais où le ciel était chargé, ce n’était pas une mince affaire que de se frayer un chemin et d’éviter les rangs serrés des branches. L’endroit était particulièrement propice aux embuscades, à la violence et aux filouteries de toutes natures. C’étaient ces nuages lourds, cette lumière sans joie qui lui donnaient ces idées noires. Bien qu’il ne parvînt pas à se les sortir de la tête, il n’arrivait pas tout à fait à y croire. Bien sûr, quelque chose ne tournait pas rond. Sainte Winifred avait bel et bien disparu – enfin ce que chacun croyait être sainte Winifred –, et avec elle l’équilibre du monde. C’était curieux, puisqu’il savait où elle était. Il aurait dû en bonne logique être capable de communiquer avec elle, mieux qu’avec le cercueil-reliquaire qui ne contenait pas ses restes. Oui, mais c’était pourtant de lui qu’il recevait toujours les réponses à ses doutes, et voilà que le vent qui aurait dû lui transmettre cette voix s’était tu.

Cadfael sortit sur la Première Enceinte à hauteur du champ de foire aux chevaux, assez mécontent de s’être laissé aller à ces pensées moroses qui ne lui ressemblaient pas du tout ; il franchit le portail d’un pas lourd, obstiné et agacé. Il était pressé de regagner le monde réel où des tâches concrètes l’attendaient. Il lui faudrait entrer en contact avec Aldhelm, à Preston – mais il aurait intérêt à ne pas oublier, ce qui revêtait aussi une grande importance, les quelques vieillards dont il avait la charge, sans négliger les jeunes gens qui avaient également besoin de lui, avec au-dessus de tout, la Règle de l’Ordre qu’il avait choisi d’observer scrupuleusement.

Il n’y avait pas foule sur la Première Enceinte. Avec la fraîcheur et l’atmosphère de désespoir qui régnaient, les gens étaient rentrés chez eux au plus vite, une fois leurs travaux terminés. Deux silhouettes, dont l’une boitait très bas, le précédaient de quelques toises. Cadfael eut vaguement la sensation que ces larges épaules, cette tignasse hirsute, lui rappelaient quelqu’un, mais cette démarche irrégulière ne cadrait pas avec son impression de déjà vu. L’autre, plus jeune, était d’une stature moins massive. Ils avançaient la tête en avant, les épaules tombantes, comme s’ils avaient dû marcher longtemps, sur un terrain pénible. Il ne fut guère surpris de les voir se diriger vers le portail de l’abbaye, heureux de pénétrer dans la grande cour où ils retrouvèrent un pas plus vif. Deux hôtes de plus pour l’hôtellerie, songea Cadfael en approchant de la porte, qui ne seront pas fâchés de s’installer près du feu, de manger un morceau et de boire quelque chose.

Ils étaient devant la loge du portier quand Cadfael foula le sol de la cour, et le portier venait juste de sortir pour leur parler. Le crépuscule n’était pas assez noir pour empêcher Cadfael de voir son collègue, d’ordinaire calme, courtois et accueillant, les regarder avec de l’inquiétude et une stupéfaction totale ; les mots qu’il allait leur adresser se changèrent en un cri étouffé.

— Maître James ! Que s’est-il… Mais enfin ! Et moi qui croyais !… Que vous est-il arrivé sur la route ?

Cadfael, qui était à peine à dix pas de l’église, eut un coup au cœur. Il se détourna rapidement pour venir aux nouvelles, et examiner plus attentivement celui qui boitait.

— Maître James de Betton ? Le maître charpentier d’Herluin ?

Il n’y avait aucun doute à ce sujet. C’était bien l’homme qui, plus d’une semaine auparavant, était parti pour Ramsey avec un chargement de bois. Seulement, aujourd’hui, il était à pied et traînait la jambe, de retour à son point de départ, tout sale, le visage marqué – pas seulement par la poussière de la route. Son compagnon était le plus âgé des deux maçons qui avait décidé, tout content, d’aller à Ramsey où il espérait trouver un emploi stable. Sa cotte était déchirée, un linge lui entourait la tête et une ecchymose lui noircissait la pommette.

— Ce qui nous est arrivé sur la route ? reprit, morose, le charpentier. Tout, sauf que personne n’y a laissé sa peau ! Partis le chariot, le bois, les chevaux ! Volés ! Et on peut rendre grâces à Dieu de n’avoir pas de morts à déplorer. Pour l’amour du ciel, laissez-nous nous asseoir ! Regardez dans quel état est Martin, mais il a tenu à rentrer avec moi…

— Venez ! s’écria Cadfael. Venez vous réchauffer. Le frère portier va vous apporter du vin pendant que je cours informer l’abbé de ce qui s’est passé. Je reviens dans une seconde soigner la tête de votre ami. Vous n’avez plus à vous inquiéter, à présent. Dieu merci, vous êtes en sécurité ! Tous les trésors d’Herluin n’auraient pu vous rappeler à la vie !

Le Voleur de Dieu
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